Japon, zone sinistrée.

Mars 2011. Une semaine après le tsunami qui a ravagé le Nord-Est du Japon, carnet de route photographique entre Ishinomaki et Kesennuma, le long des routes côtières 38 et 398.


Dans le nord est du pays ravagé par le cataclysme qui a causé la mort ou la disparition de près de vingt huit mille personnes, les survivants se sont remis au travail. Reportage.

Chaque matin, le jeune enseignant fait ce qu’il appelle en riant son « parcours santé ». Pour se rendre à la Minato Junior Highschool d’Ishinomaki, Kaoku se livre à un véritable gymkhana de quatre kilomètres de détours et d’escalade pour éviter les voies de communication obstruées. Les cours sont interrompus mais le personnel s’y retrouve chaque matin pour la remise en état du bâtiment. « Nous étions mille deux cent sur le toit à lancer des SOS », raconte t-il sans se départir de son sourire. « Heureusement l’eau s’est arrêtée au dernier étage ». L’établissement déplore toutefois la disparition de quatre vingt quatre élèves, absents ce jour là.
En ville, la lente progression vers les quartiers d’habitation proches du rivage laisse apparaître un spectacle de désolation qui va crescendo. Aux grosses flaques de boue inondant les rues, succèdent les premières maisons démolies, les bateaux échoués contre des immeubles, les voitures perchées sur les toits de bâtiments… La concentration de telles scènes de chaos fait immanquablement penser à un décor de fiction, sentiment d’irrationnelle incrédulité renforcé par la nature des débris émergeant des ruines. La vision d’une telle quantité d’équipements couteux, produits d’une opulente société de consommation, s’associe difficilement à l’imagerie documentaire circonstancielle où catastrophes naturelles et misère ont toujours semblé aller de pair.
Dans un pays où la vertu civique représente une valeur primordiale, on n’assiste évidemment pas à la moindre scène de pillage. Au milieu des ruines, les habitants s’affairent à récupérer quelques valeurs, souvent sentimentales, au palmarès desquelles les albums photos figurent en bonne place. « C’est tout ce qu’il me reste », résume une vieille dame qui s’emploie à nettoyer ces recueils de souvenirs heureux. « Mon neveu est venu me chercher tout de suite après le tremblement de terre et m’a emmenée chez lui. Quelques minutes après, ma maison était démolie», achève t-elle en essuyant de la manche une photo noir et blanc de son mariage. Située plus en retrait du fleuve, la maison de son sauveur a été épargnée. L’eau a inondé le jardin mais s’est arrêtée sous la surélévation de cette construction traditionnelle qui compte parmi les plus anciennes de la ville. « L’eau nous a même apporté les poissons vivants des restaurants de sashimis voisins » plaisante Ichiro Asano, le chef de famille. « Au ressac, les poissons échoués nous ont nourri pendant quelques jours, le temps que mon frère nous apporte des provisions. Les autorités nous assurent que le rétablissement de l’eau, de l’électricité et du gaz prendra plusieurs mois.» En attendant, la famille s’éclaire grâce à un groupe électrogène, se chauffe avec de petits braseros, porte assistance aux voisins et pense aux amis perdus. Avec plus de deux mille morts et dix mille disparus, la ville d’Ishinomaki détient le record macabre répertorié le long de la côte pacifique. Les cadavres, après avoir été identifiés et scrupuleusement répertoriés sont ensevelis par dizaines dans des fosses communes. Quand la pénurie des carburants aura cessé, ils seront exhumés pour la crémation, le rite funéraire pourra enfin avoir lieu. Et les familles faire leur deuil.
Quelques kilomètres au nord, le tronçon de la Route 398 qui serpente le long d’un littoral de carte postale est un déroulé apocalyptique de villages broyés dont il ne reste que les noms sur une carte. On pense au terrible roman de Cormac Mac Carty (La Route). Heureusement, les occupants des rares véhicules en circulation sont plus amicaux que les protagonistes anthropophages de l’histoire. Ce sont pour la plupart des techniciens qui œuvrent à rétablir les réseaux de communication et des volontaires de tous horizons, venus spontanément porter secours aux rescapés, comme ce groupe de jeunes enseignants américains résidant à Sendaï, ville désertée par beaucoup d’occidentaux à cause de la menace nucléaire. « L’évacuation n’est pas à l’ordre du jour, d’autant que le groupe scolaire dont nous faisons partie dispose d’un compteur Geiger et que les mesures relevées jusqu’à aujourd’hui ne relèvent rien de dangereusement anormal. Il y a d’autres urgences », assure Dawn en déchargeant des cartons de médicaments dans un centre sportif transformé en quartier général des opérations d’assistance.
Minnami Sanryku semble avoir été soufflée par une bombe. Cette commune de dix huit mille habitants a été complètement rasée à l’exception de quelques immeubles en béton et de carcasses d’acier tordu, vestiges des pêcheries. La vague qui culminait à presque trente mètres s’est engouffrée dans les vallons bordés de collines et a pulvérisé les maisons sur plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres. L’hôpital et le bâtiment d’évacuation ont résisté mais sont irrécupérables tant leurs structures ont été ébranlées. L’eau est venue lécher les plafonds du dernier étage de ces édifices, alors que plusieurs milliers de personnes étaient réfugiées sur les toits, quelques centimètres plus haut. Pendant qu’à grands renforts de pelles mécaniques l’armée aménage des voies de circulation, les pompiers et les policiers poursuivent les recherches de corps, faisant écran aux preneurs d’images avec leurs bâches de nylon bleues. Les survivants eux-mêmes fuient les caméras et appareils photo, objets usuellement pas destinés à fixer le malheur ni à porter atteinte à la dignité.
L’incessant ballet des opérations de sauvetage masque à peine le passage de luxueuses voitures noires, à l’arrière desquelles se tiennent de mystérieux passagers qu’on distingue mal à travers les vitres fumées. Selon Jake Adelstein, spécialiste de la pègre japonaise, les clans yakuzas ont figuré parmi les premières organisations à affréter des camions de nourriture et autres produits d’urgence sur les lieux du drame. Le journaliste rappelle aussi que si la loyauté à la nation appartient code d’honneur du syndicat du crime, les yakusas détiennent des parts importantes dans l’industrie du bâtiment et qu’ils comptent bien avoir leur place quand l’heure de la reconstruction aura sonné.
Petit négociant en produits comestibles dans la région de Minnami, Ishkawa a repris son occupation professionnelle et toute la journée sillonne les routes carrossables au volant de son minibus chargé. Quand on lui demande si la ville devrait être rebâtie au même endroit, il semble étonné par la question. « Mais bien sur ! La capacité à émerger du chaos et reconstruire est notre principale force. Les protections anti raz de marée posées après le Tsunami du Chili (survenu en 2010), n’ont pas résisté à celui-ci qui était beaucoup plus violent…Eh bien nous en ferons de nouvelles plus hautes et plus fortes », conclut-il, non sans essuyer une larme. Sa maison, construite sur les collines environnantes n’a pas été touchée par les flots mais sa femme travaillait en ville ce jour là…et a été portée disparue.


Pierre Abensur